Pianofortismes

 

                           

Cadences mozartiennes... To be or not to be...

Last but not least, à la faveur d'un concert que je viens de donner avec mon Ensemble de L'Encyclopédie, quelques réflexions sur cet esprit "improvisateur" de la cadence mozartienne me viennent en tête. Ce Concerto pour pianoforte et orchestre n°20 Kv 466 est joué depuis des générations avec les cadences écrites par Beethoven, celles de Mozart manquant à l'appel.

J'ai toujours trouvé depuis mon adolescence qu'elles étaient hors style, non sans un certain snobisme que l'on peut avoir à cet âge là; Laurent Cabasso, mon professeur de l'époque m'avait fait travaillé ce concerto à l'âge de 15 ans, et j'avais écrit à l'époque des cadences bien trop "romantiques" pour être honnêtes. Question : faut-il être stylistiquement en phase avec Mozart? Avec une certaine tradition (les cadences de Beethoven)? Avec son statut d'interprète inscrit dans une période historique donnée (Hummel, Brahms et Reinecke ont édité la leur du dit concerto...)?

Il y a de beaux exemples de cadences, comme celles de Malcolm Bilson dans ce concerto... je dis "beau" en fonction de mes canons de beauté, et de mes attentes cadentielles... J'ai voulu, quant à moi, dans la réalisation des cadences respectives des premier et troisième mouvements ne point prétendre défendre "un" langage dramatiquement parfait de ce concerto pour mettre en avant un "génie" solistique, mais plutôt intégrer une cadence comme une modeste tâche de couleur qui mettrait en exergue les qualités de l'oeuvre incroyable qu'est ce Concerto Kv 466 : durée mesurée de la cadence, intertextualités mozartiennes (tonalité de rémineur que l'on retrouve dans ses chefs d'oeuvre Don Giovanni  ou le Requiem), indices rythmiques manquants (le triolet dans les premier et troisième mouvements), utilisation des moyens du pianoforte "come si faceva" (utilisation des pédales forte et moderator comme un registre)...

Il est vrai qu'à l'aune de ce que des pianofortistes comme Paul Badura-Skoda, Robert Levin ou Malcolm Bilson ont apporté en matière d'improvisation, de "diminutions", d'écriture cadentielle, ma priorité a été d'inscrire mon action dans une dynamique véritablement concertante : les échanges entre orchestre et instrument soliste n'ont peut-être jamais été aussi bien distribués que dans ce concerto et ouvrent la voie de nouvelles interrogations notamment sur l'agogique qui me questionneront sans doute longtemps encore.

(Décembre 2022)

 

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Interpréter les Nocturnes de John Field aujourd’hui : memento de mes chemins de traverse…

Quand j’ai choisi d’enregistrer, pour mon premier enregistrement solo, l’intégrale des Nocturnes de John Field, je n’avais pas encore réalisé l’ampleur de la tâche qui m’attendait. Je connaissais quelques enregistrements, sur piano moderne, ou pianoforte, et la partition me semblait d’une complexité et d’une richesse irrégulières, et en même temps, parce que les défis m’ont toujours guidé dans mes choix musicaux, il me semblait que ce programme correspondait parfaitement au pianoforte Carlo de Meglio, un instrument napolitain original de 1826 rénové par Ugo Casiglia, que j’avais acheté durant l’automne 2019. J’ai découvert très vite que l’ultime tournée européenne de Field, au cours de laquelle il croisa nombre de jeunes musiciens tels Liszt ou Chopin, s’était achevée à Naples, où se trouvait l’instrument à la Cour des Bourbons, mais où il ne joua pas, exténué par la maladie.

Liszt, à qui l’on doit la seule édition « complète » des Nocturnes de Field en 1873, notait dans sa Préface l’extrême dilettantisme de John Field dans son rapport à l’édition de ses œuvres, comme s’il n’avait cure finalement de sa postérité : Liszt relève  la difficulté de remettre la main sur les manuscrits, sur les premières éditions de ces Nocturnes, dont certains ont été publiés une première fois sous d’autres appellations (« Rondeau », « Pastorale ») ; les erreurs harmoniques et même mélodiques, indignes d’un compositeur de son rang ; les « faux » Nocturnes posthumes appelés tels par un éditeur sentant la mode pour cette forme unique et pianistique que le compositeur a imposée dans l’Europe entière. Loin des éditions Urtext contemporaines, dont une manque cruellement à Field aujourd’hui, celle de Liszt comporte également des erreurs, inexactitudes… à tout le moins a suscité chez moi des étonnements, des interrogations qui m’ont conduit à chercher dans les bibliothèques européennes les éditions les plus anciennes: la British Library, notamment, possède des premières éditions Carli franco-italiennes me permettant d’infirmer mes questionnements sur tel ou tel phrasé, tel accord manquant ou erroné, telle note sonnant avec une telle étrangeté… L’erreur la plus importante, dans l’édition de Liszt, restant selon moi l’indication erronée et systématique d’une pédale harmonique, c’est-à-dire qui réagit uniquement en fonction de l’harmonie. Le jeune Chopin, habitué aux instruments viennois jusqu’à son arrivée à Paris à la fin des années 1820, recourt dans ses œuvres de jeunesse au même emploi de pédale dite « d’atmosphère », qui peut durer une phrase entière, et participe d’un flou harmonique voulu, d’un « registre » de l’instrument si l’on veut. Le pianoforte préféré de Field était un Tiesch,  dont il n’existe apparemment qu’un ou deux exemplaires au monde aujourd’hui, et qui avait une mécanique viennoise, c’est-à-dire un instrument dont les harmoniques légères permettait un tel emploi de la pédale, et même une perpétuation de cet emploi dans le temps. 

Le Nocturne inédit, édité en 1829 par la Revue musicale de Moscou, dont je connaissais l’existence, mais que j’ai eu tant de mal à retrouver jusqu’à le dénicher à la Bibliothèque de Saint Petersbourg, est clair sur ce point : la pédale forten’y est jamais harmonique, elle figure un medium expressif qui floute le son sur des phrases entières.

Mon choix a donc été de restituer autant que faire se peut une « manière » dont les Nocturnes de Field devaient exister. Le choix de mon pianoforte de Meglio à la mécanique viennoise s’imposait concrètement : le départ du compositeur d’Angleterre pour la Russie, en 1803, à l’âge de 21 ans, n’imposait en rien, à la fois historiquement et esthétiquement, le choix d’un Broadwood ou d’un Clementi – le compositeur était son mentor, et également facteur d’instruments -, qui eût pu rendre l’emploi d’une pédale Forte d’atmosphère caduque.

Je décidai également de retirer les deux derniers Nocturnes de l’édition établie par Liszt, dont aucun n’avait été appelé tel par Field de son vivant.

Stylistiquement, d’autre part, j’ai longtemps mûri un projet innovant pour interpréter ces pièces : non pas qu’il me fallait absolument trouver du neuf in absentia, c’eût été bien présomptueux de ma part. Mais il m’a toujours semblé que ces Nocturnes de Field ont été interprétés à la lumière de Chopin. Ce qui conduit, à mon avis, à une erreur de style, voire à un contresens historique. Les ressemblances entre le 9eNocturne de Field et celui n°2 op. 9 de Chopin sont flagrantes ; tout autant le sont les approches novatrices de Field en matière de technique instrumentale, comme l’emploi du pouce du 7e évoquant les apports de Chopin dans le domaine quelques années plus tard. L’attrait pour une certaine vocalité revendiquée de leur instrument, l’influence de la cantilène belcantiste et du chant simple mais directement expressif, sont encore des parallèles obligés entre les deux compositeurs, et l’on sent bien l’influence de Field sur Chopin. Chronologiquement, Field a été résolument élevé dans la grande tradition de la rhétorique musicale, à un moment où l’on parle davantage de Beaux-Arts que d’Art, où il s’agit d’exprimer un sentiment direct, simple, presque « paysagé ». Ainsi l’écrit Guy Sacre, à l’époque où John Field  compose ses Nocturnes, entre 1812 et 1835, à un moment où « le piano, fort de ses progrès mécaniques, ambitionne de rivaliser avec la voix, en « cantabilité », en expressivité, en émotion », pour inventer « un genre où épancher le cœur, à la manière de la romance vocale ». Dans la musique « pure » de Chopin, moins descriptive d’un état d’âme, que centrée sur l’expression d’un sentiment, dans l’espace musical où se joue chacun de ses drames intimes psychologiques, la notation musicale laisse peu de liberté à l’interprète, elle est hyper-prescriptive.

Chez Field, l’objectif premier est d’essence émotionnelle, et son expression passe par une compréhension adaptée de l’interprète vis à vis de la rhétorique, du modèle vocal bel cantiste impliquant un rubato particulier : d’autant que les pianofortes de cette époque, à mécanique viennoise, ont des aigus très tendus, contrairement aux Pleyel chopiniens à partir de 1830. Il s’agit de compenser, en quelque sorte, le manque de son naturel par une technique de jeu toujours au service de la mélodie et  de la musique, et le rubato est un des moyens de mettre en exergue tel ou tel point culminant mélodique.

Tout se passe comme si, chez Chopin, l’interprète se trouvait sur des chemins très balisés frôlant des à-pics périlleux, pour arriver, une fois les écueils passés, sur des panoramas complexes et vertigineux de beauté. Chez Field, ce serait autant de petits chemins de sous bois, agréables et simples, parfois difficiles à défricher, parfois épineux, un peu labyrinthiques sous leur apparente simplicité, où l’on peut se perdre aisément et dont on pourrait se contenter pour un piquenique amical ; à l’interprète d’utiliser sa boussole, son goût et ses connaissances, pour trouver dans ces paysages cachés le sentier – qui existe ! –, qui mène jusqu’à ce promontoire où, tel un pâtre sur son rocher, il pourra contempler d’aussi exquises beautés.

(septembre 2021)

 

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CADENce du concerto n°25 Kv 503 de MOZART

Pour le concert d'inauguration de mon cher Ensemble de L'Encyclopédie en octobre 2020, un programme ambitieux avait été pensé par Chiara Banchini et moi-même : nous voulions renouer avec un certain esprit des Lumières, et nous sommes laissés inspirer par les fameux Concerts Spirituels de la seconde moitié du 18e siècle à Paris.

Parmi les oeuvres interprétées, le 25e concerto Kv 503 pour piano et orchestre de Mozart : Mozart n'en a pas délivré de cadences, contrairement à la plupart des autres concertos. La cadence, cet espace culminant où le soliste s'inspire des motifs mélodiques du concerto pour y briller tel un génial improvisateur, permet toutes les fantaisies. Je l'ai écrite en imaginant stylistiquement ce qu'il eût été possible d'entendre, jusqu'à un... motif de la Marseillaise  française!

(juin 2021)

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Du cantabile au rubato, le pianoforte esprit du Siècle et compagnon de l’âme…

PIanoforte & tradition

On n’entend guère plus aujourd’hui personne remettre en question l’autorité et l’existence du pianoforte comme instrument à part entière, et non comme une « transition » historique entre la forme achevée du clavecin et celle, que l’on connaît depuis 1880 environ - date de l’apparition du premier Steinway de concert-, du piano moderne. Il en a fallu, des décennies de légitimation et de combats menés au nom de cet instruments par Paul Badura-Skoda, Malcolm Bilson notamment et d’autres musiciens non pianofortistes d’ailleurs qui ont été des découvreurs, pour ne pas dire des « phares » selon l’expression baudelairienne, en matière d’interprétation historiquement informée : citons Nikolaus Harnoncourt, Anner Bylsma, Gustav Leonhardt, et d’autres encore ! Une approche innovante de l’interprétation dès les années 1960 englobait à la fois l’instrument, la partition, l’exégèse des traités afin d’offrir une lecture dynamique et critique de la musique et du poids de ses traditions, engonçant toujours plus avant l’œuvre jouée dans des rituels de concert qui lui nuisaient plus qu’ils ne la servaient.

« Le brillant sans contenu me rebute ! » affirme Nikolaus Harnoncourt, balayant plus d’un siècle d’ors et de fards de la musique dite « classique ». Le résultat aujourd’hui est qu’on ne joue plus Mozart comme on le faisait il y a 40 ans ; même les grandes phalanges symphoniques ne peuvent plus s’aveugler du poids des traditions quel que soit le type de répertoire abordé.

Petite histoire commentee du pianoforte...

La place de pianoforte, dans ces décennies de lent chamboulement esthétique des interprétations, de l'organologie, de la vision des œuvres et du rituel du concert, est à part. Instrument jeune, le pianoforte a une "vie" dans l’Histoire de la Musique finalement assez brève : de 1760/70 - c’est-à-dire au moment où des compositeurs tels que Mozart ou CPE Bach écrivent véritablement pour lui, et donc lui donnent véritablement vie – à 1880 avec le fameux Steinway. Ce ne sont là que des franges historiques théoriques, mais qui demeurent assez éclairantes.

Paradoxalement dans le domaine organologique, nul autre instrument n’a connu un tel essor en si peu de temps : tant d’innovations, de brevets, d’expériences, d’accompagnement dans la vie des compositeurs et de musiciens interprètes, ont permis une émulation artistique comme jamais. Mieux que cela, le pianoforte porte en lui les germes d’une révolution musicale :  il est l’instrument des possibles, construit petit-à-petit industriellement pour envahir les salons bourgeois et aristocratiques, et démocratiser un certain rapport à la musique par-delà les classes sociales. C'est l'instrument-orchestre qui permet de rejouer en société l'opéra que tout le monde vient de voir, à deux, quatre, six ou huit mains, et donc qui figure une sorte de relai musical de première importance.

Le pianoforte est l’instrument qui alors permet au compositeur, à chaque élargissement du clavier, d’aller plus loin, de tester les possibles musicaux : on le voit chez Beethoven, ou chez Chopin par exemple. Ce dernier utilise tout l’espace du clavier au fur et à mesure des pianofortes qu’il joue, des viennois aux Pleyel dont il est le chantre, pour élargir spectre musical et harmonique dans ses œuvres - sans compter la technique de ses interprètes! Chaque compositeur, de Mozart à Fauré en passant par Brahms, Beethoven, Liszt, Chopin, Schubert, et tous ces minores (Steibelt, Adam, Moscheles, Hummel, Dussek etc.) qui ont tant apporté au monde du pianoforte et du piano moderne par ricochet, ont été à l’affût de ce que pouvait apporter cet instrument à la fois en devenir, et en même temps qui, isolément, portait chacun une certaine voix de leur musique, de leurs compositions. D'où les amours de certains pour telle facture, et les récits passionnels jalonnant l'histoire, unissant les musiciens et compositeurs à leur pianoforte.

C’est que le pianoforte est indubitablement un instrument protéiforme : des premiers pas de Cristofori à l’aube du 18e siècle, en passant par les innovations du Strasbourgeois Silbermann, méprisé puis aimé par Johann Sebastian Bach peu avant la mort de celui-ci en 1750, puis l’explosion extraordinaire de foyers de facture en Angleterre, France, Autriche etc. on ne peut imaginer combien le pianoforte n’est pas « un » mais qu'il revêt une multiplicité de réalités : en France vers 1800, près de 200 facteurs signent chacun de leur nom la construction de pianofortes. Aujourd’hui, dans le monde, il y a peut-être un maximum d'une dizaine de facteurs de piano tout au plus !

Sa fortune au 19e siècle a été telle qu’elle l’a peut-être et sans doute emprisonné dans son propre succès, dans ses propres rituels de concert où l’on parlât finalement davantage de l’interprète – on se souvient du « Je suis le concert ! » prononcé par un Liszt se sentant investi d’un génie romantique et égotique sans limite – que de l’instrument, qui devint secondaire jusqu’à l’avènement du Steinway moderne. En rendant standard un certain type d’écoute, et donc en laissant une place toujours aussi importante à l’interprète qui donne à écouter une œuvre et ne s’inscrit plus dans un dialogue avec un instrument coloré unique tel un violoniste avec son instrument, le Steinway n’a pas seulement tué le pianoforte, il l’a, telles les cendres du Vésuve sur la ville de Pompéi, figé sous des nuées de stéréotypes et de poncifs qui ont eu la dent dure jusqu’il y a encore peu. Il y a des exceptions évidemment, on se souvient de Richter emportant son Yamaha dans le monde entier, comme Horowitz son Steinway ; Pollini aujourd’hui ne se déplace pas sans son propre Steinway… et son technicien ! Mais ce sont des exceptions.

les eternelles questions du pianofortiste

Il est indéniable le mouvement qui a touché la musique dans son entier sous l’égide des ces « baroqueux » révolutionnaire a été plus lent dans le cas du pianoforte. A quoi cela est-il dû? Ecoutez par exemple les dernières Sonates de Beethoven enregistrées par Badura Skoda dans les années 1970/80. Si subtilement interprétées. Pourtant, j’ai moi-même en tant que pianofortiste du mal à les écouter car son instrument est très faux, trop faux à mes oreilles. Mon sentiment d’écoute est biaisé par ce sentiment étrange dans ma tête qui me dit : « Certes c’est une version historiquement informée, portée par la dynamique critique de l’œuvre, de l’instrument, etc. mais alors que les clavecins sont accordés « juste », certes en fonction d’un tempérament, pourquoi un pianoforte devrait-il sonner « faux » ? Autrement dit, est-ce que Beethoven envisageait un instrument faux à son époque  digne de son art ? »

Le compositeur Louis Adam écrivait au début du 19esiècle dans sa méthode de pianoforte :  « Le Fortepiano est de tous les instruments le plus généralement cultivé ». Il est vrai qu’en étudiant les traités, en écoutant les enregistrements des grands maîtres du piano (moderne), en s’inscrivant dans une démarche de « chercheur » humble car l’on ne saura jamais comment in fine Beethoven eût envie que l’on jouât ses Sonates, je m’offre en tant que pianofortiste la possibilité dynamique et toujours vivante de me remettre en question. Et de poser des « options » d'interprétation en actes conscients et délibérés.

Le pianofortiste, son pianoforte, son facteur

C’est aussi cela, la démarche de l’interprète « historiquement informé » : se poser des questions qui vont à l’encontre naturelle des informations que l'on vous a données, et à la faveur de vos propres recherches. Pour revenir à cet enregistrement de Badura-Skoda, il me semble qu’encore dans les années 80, malgré la qualité de ces « géants » interprètes, nous n’avions pas atteint ce niveau de facture que l’on trouve aujourd’hui : des maîtres d’art parmi lesquels Christopher Clarke, Emile Jobin, Ugo Casiglia, que j'apprécie beaucoup, ont atteint des sommets aujourd’hui en matière de compréhension technique, de réparation, de construction du pianoforte… comme s’ils continuaient de découvrir les mystères uniques et quasi hyéroglyphiques de chaque instrument, de scruter l'âme de chacun d'entre eux, pour leur redonner vie et permettre à l'interprète de renouer avec eux. Quelle mission!

Car la magie du pianoforte est aussi cela : elle fait se renouer le rapport du facteur à l’interprète, de l'interprète à l'instrument, et enrichit le dialogue de l’interprète à la musique d’une dimension à la fois humaine et intellectuelle indéniable. Je me souviens avoir joué dans les ateliers de Paul Mc Nulty devant ce dernier : j’étais fasciné de voir qu’il ne m’écoutait pas ; il écoutait ses instruments sonner sous mes doigts, et souriait silencieusement de ce que je pouvais comprendre de son instrument, de la manière dont je le faisais sonner, comme s'il agissait d’un lien secret et infini qui nous unissait tous les trois, son instrument, lui et moi. Aujourd’hui, en tant que pianofortiste, j’espère transmettre en concert non seulement mon interprétation, mais aussi une qualité de son instrumentale qui mette en valeur l’œuvre à travers moi, et l'instrument à travers l'oeuvre interprétée. Quelle richesse ! 

De même, l’intérêt du pianoforte aujourd’hui est que ces fameux musiciens interprètes dont je fais partie, à côté de la facture instrumentale, et du progrès incessant de la recherche musicologique, ont beaucoup évolué depuis 40 ans : techniquement plus forts, davantage conscients et informés, curieux et instruits par une pédagogie du pianoforte installée depuis une vingtaine d’années (seulement !), ils bénéficient d’un terreau favorable au travail sur l’instrument pour lui rendre justice : c’est merveilleux de voir surgir une nouvelle génération de pianofortistes menant tambour battant leur instrument sur les plus belles scènes internationales, et faisant découvrir à un public souvent étonné toutes les potentialités de l’instrument, les cantabili classiques, les rubati romantiques…

experience du pianoforte

Lors d’un récent concert que j’ai donné avec mon ensemble  à Genève, dont le programme 18e siècle était construit selon cette esthétique de la varietas chère au Concert Spirituel parisien, avec des mouvements d'oeuvres diverses de genres différents, je me suis rendu compte en parlant avec un journaliste du formidable pouvoir de mon instrument – une copie de Walter par Monika May - dans cette soirée, et, étrangement, ce n’est pas quelque chose que j’avais « calculé » en toute conscience : du continuo à des pièces de musique de chambre, je préludais encore entre deux œuvres orchestrales, jusqu’à mon rôle de soliste dans le concerto kv 503 de Mozart. Présent tout au long du concert, j’érigeais sans le savoir un nouveau rapport entre mon instrument et moi, une relation enthousiasmante pour moi en tant qu’interprète non isolé dans une fonction, mais en constant dialogue à la fois avec mes collègues musiciens, avec mon instrument, et avec le public. Ne retrouvais-je pas alors un vrai sens de ce que c'est qu'être un interprète, par et grâce à mon instrument, le pianoforte ?

(novembre 2020)

 

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